[Jean-Pascal van Ypersele, professeur à l’UCLouvain et à l’UNamur, responsable de la Plateforme wallonne pour le GIEC [Note] Une première version de ce texte a été écrite fin mars 2020 pour la RTBF à la demande de Gwenaëlle Dekegeleer, et a fait l’objet de deux vidéos : Après le Corona, j'ose rêver à un monde plus durable : facebook.com/watch/?v=1673442186131589 et Deviendrons-nous plus courageux et plus sages ? : facebook.com/watch/?v=287481662234474 ]

Bonjour,

J’espère que vous allez bien, le mieux possible en tout cas.

Comme climatologue, je suis frappé par ce qui nous arrive avec ce virus.

Ce que nous vivons évoque tellement, en accéléré extrême, le genre de bouleversements auxquels les changements climatiques vont nous confronter. Bien sûr, il y a de nombreuses différences entre les deux problèmes, mais elles ne sont pas si grandes que cela. Avec le virus, ce sont « seulement » les humains qui tombent malades. Pour le climat, ce sont les humains ET les écosystèmes qui souffrent, et de plus en plus.

Rappelons que la canicule de l’été 2003 a tué 70 000 Européens, principalement âgés et isolés. 

Les étés comme celui-là risquent de devenir habituels d’ici 30 ans à cause des changements climatiques [Note]King, A.D. et D. J. Karoly, 2017. Climate extremes in Europe at 1.5 and 2 degrees of global warming, Environ. Res. Lett., doi.org/10.1088/1748-9326/aa8e2c .

De nombreuses espèces animales et végétales ne pourront pas s’adapter [Note] Selon la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), les tendances négatives en matière de biodiversité et de fonctions des écosystèmes vont se poursuivre ou s’aggraver, selon les projections dans beaucoup de scénarios futurs. Les changements climatiques contribuent notamment au risque d’extinction d’espèces. Atteindre les objectifs fixés pour préserver la nature et utiliser durablement ses services n’est possible que moyennant des transformations qui touchent les facteurs économiques, sociaux, politiques et technologiques. Source : IPBES, 2019: Summary for policymakers of the global assessment report on biodiversity and ecosystem services (...). S Díaz, J. Settele, E. S. , et al. (eds.). https://doi.org/10.5281/zenodo.3553579  .

La production agricole elle-même sera affectée par un climat plus chaud qu’au cours de toute l’histoire humaine [Note]Rapport spécial du GIEC Changements climatiques et terres (SRCCL) ; pour plus de détails, lire la Lettre n° 14. En ce qui concerne l’Europe, voir : EEA, 2019. Climate change adaptation in the agriculture sector in Europe, European Environment Agency Report n°4/2019.

Ce seront les plus pauvres, ici aussi, qui seront les plus affectés.

Cette vague climatique aura des effets bien plus graves encore que la pandémie.

Alertes

Comme le GIEC, les experts en épidémies de l’Organisation mondiale de la santé et d’autres instances sonnent l’alerte depuis des années : 

la déforestation, la consommation de viande d’animaux sauvages et l’élevage industriel ont déjà contribué fortement aux épidémies de Sida, d’Ebola, ou de grippe aviaire [Note]Espinosa et al. (2020) estiment que « Parmi les grandes épidémies qui nous ont frappés depuis la fin du XXe siècle, plusieurs proviennent de l’exploitation d’animaux dans les élevages : la maladie de Creutzfeldt-Jakob liée à la consommation de viande bovine (« vache folle », 1986), (...) les multiples épisodes de grippe d’origine aviaire (...). Plusieurs épidémies ont également pour origine probable la consommation d’animaux sauvages, à l’instar du covid 19 (...), Ebola (...) et le sida (...) ». Dès lors, « La préservation des habitats naturels, la diminution de la consommation carnée, la réduction de la taille des élevages intensifs et l’arrêt de la commercialisation (légale ou non) de la viande d’animaux sauvages constitueraient autant de mesures cohérentes et efficaces pour les politiques de santé publique de demain ». ?Espinosa, R., N. Gaidet, et N. Treich, 2020. Il faut prendre en considération le rôle de la consommation de viande et de l’élevage intensif dans ces nouvelles épidémies, Le Monde, 31/3/2020 : bit.ly/3hnjviT ;

une grande épidémie « X » arrivera, nous ont-ils averti [Note]US National Intelligence Council, 2008. Potential Emergence of a Global Pandemic in Global Trends 2025: A Transformed World;
Organisation mondiale de la Santé, 2018. Annual review of diseases prioritized under the Research and Development Blueprint.
, si nous ne nous y préparons pas mieux, et si nous ne respectons pas beaucoup mieux la nature.

Maintenant que la maladie « X » est bien là, on se dit que l’on aurait mieux fait d’écouter ces experts plus tôt, et de mettre en place des stratégies de prévention et de gestion du risque.

C’est peut-être l’une des premières leçons de la pandémie de covid 19 : l’humanité a intérêt à mieux prendre en compte les scientifiques et leurs alertes.

Émissions de CO2

Le confinement d’une grande partie de la population mondiale et le ralentissement économique qui l’a accompagné ont fait baisser les émissions mondiales quotidiennes de CO2  jusqu’à 17% début avril 2020 par rapport à 2019 [Note]Le Quéré, C. et al., 2020. Temporary reduction in daily global CO2 emissions during the COVID-19 forced confinement, Nature Clim. Change : ?doi.org/10.1038/s41558-020-0797-x ..
Les émissions annuelles de CO
2   devraient être de 4 à 7% plus basses que celles de 2019, d’après les estimations des mêmes auteurs.

Pour l’évolution du climat, on ne le répétera jamais assez, c’est la concentration en CO2  et autres gaz à effet de serre qui compte, davantage que les émissions d’une année particulière. C’est en effet l’épaisseur totale de la couche d’isolation thermique constituée par ces gaz qui affecte l’équilibre thermique de la Terre. Cette épaisseur, mesurée par la concentration en ppm (parties par million) augmente depuis la révolution industrielle car nous émettons plus que ce que les systèmes naturels ne peuvent absorber, et le CO2  s’accumule [Note] Pour plus de détails, voir la Lettre n°14 . Le 25 mai 2020, la concentration en CO2  mesurée à l’observatoire de la Scripps Institution à Mauna Loa (Hawaï) a atteint sa valeur maximale pour cette année : 418.04 ppm [Note] Source : courbe de Keeling (mesures de concentration en CO2 à Mauna Loa, Hawaï, par la Scripps institution of Oceanography) : keelingcurve .
C’est quasiment 3 ppm de plus que l’an dernier, et la baisse des émissions due au confinement n’a eu qu’un effet négligeable sur cette augmentation.

Comme le Rapport spécial du GIEC sur un réchauffement global de 1.5°C l’a montré [Note] Pour plus de détails, voir la Lettre n°11, les émissions mondiales nettes de CO2 devraient être réduites à zéro d’ici 2050 pour respecter l’objectif le plus ambitieux de l’Accord de Paris. C’est donc de beaucoup plus qu’une réduction temporaire de quelques pour cent que nous avons besoin, et cela demande des changements radicaux dans la manière dont nous utilisons et produisons l’énergie.

C’est la deuxième leçon du coronavirus : les changements radicaux présentés hier comme inimaginables sont possibles quand chacune et chacun nous ressentons vraiment le danger qui nous menace, et que la volonté politique est au rendez-vous.

Relance, oui, mais pas n’importe comment

Après le confinement et le ralentissement économique qui l’a accompagné, l’économie souffre, et il convient de l’aider à redémarrer. Des centaines de milliards d’euros et de dollars vont être injectés dans le cœur de l’économie mondiale pour cela. C’est une opportunité extraordinaire, un « moment à saisir » comme le titrait le vénérable magazine « The Economist » le 23 mai 2020 [Note] The Economist, 2020. Seize the moment – The chance to flatten the climate curve, 435, 9195, 23-5-2020 : economist.com/printedition/2020-05-23 .

Beaucoup de gens se sont rendus compte que ce virus nous avait donné l’occasion d’apprécier des plaisirs oubliés : des villes ouvertes aux vélos et aux piétons, des oiseaux dont on entend le chant, un ciel pur dont on ne se lasse pas. D’autres éléments ont été plus difficiles à avaler : plus de restaurants, de spectacles ou d’événements sportifs. La crise nous a aussi montré à quel point le travail de l’ombre de toute une série de métiers essentiels avait permis à la société d’éviter l’effondrement : le personnel infirmier et médical, les agent·e·s d’entretien, le personnel des transports publics, celui des rares magasins encore autorisés, les pompiers, les enseignant·e·s ou les facteurs et factrices. Le télétravail a permis à beaucoup de continuer à opérer à distance. Mais d’autres ont perdu leur principale source de revenus, et s’enfoncent dans la misère. 

On ne peut pas oublier tout cela et recommencer comme si de rien n’était. C’est le moment de faire les bons choix, de bien investir l’argent disponible pour ne pas retomber dans une ornière encore plus profonde la prochaine fois. Nous allions vers un précipice climatique. Le virus nous a permis de faire une pause. Il serait malin de ne pas simplement appuyer à nouveau sur l’accélérateur, sans se demander où nous voulons aller. 

L’Université d’Oxford vient de faire un premier inventaire des mesures de relance post-covid19 envisagées dans les pays du G20, et les a classées selon leur capacité à avoir un impact positif à la fois sur l’économie et le climat [Note] Hepburn, C., B. O’Callaghan, N. Stern, J. Stiglitz, et D. Zenghelis, 2020. Will COVID-19 fiscal recovery packages accelerate or retard progress on climate change?, Oxford Review of Economic Policy 36(S1), sous presse : smithschool.ox.ac.uk/publications/wpapers/workingpaper20-02.pdf. Leur conclusion ? Cinq types de mesures ont un potentiel élevé dans ces deux domaines : les investissements dans des infrastructures énergétiques « propres », la rénovation thermique des bâtiments, un soutien accru à l’enseignement et à la formation dans les domaines liés à la décarbonation, l’investissement dans le « capital naturel » pour accroître la résilience des écosystèmes et soutenir l’agriculture respectueuse du climat, et le financement de la recherche et du développement autour des technologies propres. 

C’est dans cette optique-là aussi qu’ont réfléchi ensemble une centaine d’universitaires (dont je fais partie) en lien avec les 200 entrepreneurs de la Coalition « Kaya » pour préparer le projet de plan « Sophia » [Note] Resilience Management Group, 2020. Le Plan “Sophia” – Un plan de transition pour la Belgique – Pour une relance durable post-covid 19 : www.groupeone.be/plansophia . de transition et de relance durable post-Covid19 (Resilience Management Group, 2020). Le plan « Sophia » propose une réponse systémique qui permette à la fois d’aider les victimes de la récession économique, de préserver le potentiel productif durable de l’économie et d’assurer la transition vers une économie inclusive, coopérative, circulaire, et qui opère dans les limites de la planète. Quinze thèmes sont abordés, des aides aux entreprises à l’énergie, en passant par la fiscalité, la gouvernance et la transition intérieure.

Le GIEC se prépare lui aussi à inclure dans son prochain rapport d’évaluation son analyse de la littérature scientifique sur les liens entre changements climatiques et la relance post-covid19.

La Commission européenne vient de proposer la création d’un fond de 750 milliards d’euros pour relancer l’économie européenne, et demande aux États membres d’élaborer un plan de relance national qui soit cohérent avec les objectifs climatiques de l’Union européenne.

L’opportunité est là.

Il est grand temps d’accepter que nous sommes tous ensemble les gardiens de la vie sur la seule planète habitable du système solaire. Nous devons saisir l’occasion de la relance post-covid19 pour être à la hauteur de cette tâche.

Puissions-nous tous et toutes être très touché.e.s dans notre coeur et dans nos tripes par la gravité de ce qui vient de se passer, par le risque énorme de vivre des extrêmes climatiques encore pires, et ainsi comprendre l’urgence d’agir avec sagesse.

Deviendrons-nous plus courageux et plus sages ?

Je l’espère du fond du cœur, et vous souhaite le meilleur, à vous, à vos proches, et à tou.te.s les habitant.e.s de notre petite planète.

Jean-Pascal van Ypersele, juin 2020.